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Les bouillons ou la démocratisation du restaurant

Cette conférence sur les bouillons qui s'est tenue le 18 janvier 2023  s'inscrit parfaitement, comme le rappelle en introduction Élise Lewartowski, pour la Maison de l'Histoire et du patrimoine (MHP) et les Archives départementales du Val-de-Marne, https://archives.valdemarne.fr/, dans le cadre de l'exposition temporaire « Alimentation en Val-de-Marne du XVIIIème siècle à nos jours » présentée à la MHP. Celle-ci s'est achevée le 25 janvier.

L'essentiel de la recherche de Benoît Collas a porté sur les bouillons dans Paris intramuros. Néanmoins, il a ouvert la séance avec une carte postale ancienne d'un bouillon de la Croix d'Arcueil, dans le département de la Seine (actuel Val-de-Marne). Le modèle des bouillons s'est en effet répandu dans la banlieue parisienne, dans toute l'Hexagone mais aussi à l'international avec notamment la chaîne Childs aux États-Unis ou Lyons au Royaume-Uni.

Pourquoi les bouillons?

En 2019, Benoît Collas qui est alors étudiant en master 1 d'histoire est témoin du retour à la mode des bouillons, avec l'ouverture du Bouillon Pigalle par les frères Moussié en novembre 2017. Il y en a eu plusieurs autres depuis dont le Bouillon République en 2021, le Bouillon Chartier de Montparnasse, puis à la Gare de l'Est en 2022. Le Bouillon Julien, rue du Faubourg-Saint-Denis, qui appartient au groupe Flo, date de 1906. L'établissement a été un bouillon puis une brasserie, puis à nouveau un bouillon, en fonction des modes. Benoît Collas a constaté qu'aucune recherche sérieuse n'a été effectuée sur ce sujet des bouillons, qui nous dit-il, « nous paraît familier mais que finalement on connaît assez mal ». Les bouillons, dont le modèle est d'être accessible aux classes populaires et de leur proposer une nourriture simple et saine, s'inscrivent dans les évolutions et les dynamiques du XIXème siècle.

Le travail sur les archives a d'abord été compliqué pour Benoît Collas. Le Bouillon Chartier https://www.bouillon-chartier.com/, rue du Faubourg-Montmartre, le seul rescapé des bouillons du XIXème siècle, qui, depuis, a été racheté par un grand groupe, n'a pas conservé les siennes. À défaut des sources directes d'entreprise, la presse de l'époque numérisée a permis au jeune historien de glaner beaucoup d'informations. Parmi ses sources croisées, des guides, menus de restaurant, de nombreuses cartes postales consultables sur Internet ou photographies du Vieux Paris d'Eugène Atget ou Charles Marville, des écrits divers comme L'invention du restaurant: Paris et la culture gastronomique moderne de Rebecca Spang, ouvrage malheureusement non traduit en français, Les bas-fonds, histoire d'un imaginaire, (Seuil, 2013) de Dominique Kalifa, son directeur de recherche, qui évoque le monde du crime, mais aussi en filigrane la cuisine; ou la littérature dite « panoramique », avec des descriptions du Paris Haussmanien, qu'il faut prendre avec précaution car elles sont plus stylistiques que documentaires.

Qu'est-ce qu'un bouillon?

Ce mot recouvre divers types d'établissements. Bouillir sert à éviter que les aliments se corrompent. C'est la base de l'alimentation pour les classes populaires et pour les élites au XIXème siècle, époque durant laquelle se développe le mouvement hygiéniste. A contrario, l'idée de « rôtir » la nourriture a longtemps été associée à l'aristocratie. Le bouillon est aussi utilisé pour la panacée, c'est-à-dire un remède pour les malades. Ceux-ci ne peuvent digérer d'aliments solides et reçoivent leur apport nutritif grâce au bouillon. Le romancier écossais Tobias Smollett en voyage en France écrit: « Le bouillon est un remède pour le bon peuple de France pour qui on ne saurait mourir après avoir avalé un bon bouillon. »

Au restaurant, dont le modèle est antérieur au bouillon, on mange ce qu'on veut, quand on veut et avec qui on veut. Les premiers restaurants sont luxueux comme celui des trois frères Provençaux, avec des beaux lustres, au Palais-Royal, où tout est à la carte. Par la suite, il y aura des restaurants à prix fixe plus abordables, comme dans le quartier Latin au XIXème siècle. Ensuite, il y aura pour les classes populaires, l'émergence des tables d'hôte, des marchands de vin, des débits de boisson où l'on mange parfois sur le pouce. Au XIXème siècle, les établissements de restauration sont divisés en fonction de leur fréquentation et se distinguent par leur décoration intérieure. Un des textes du corpus de Benoît Collas sépare les cafés-restaurants réputés à l'époque luxueux, et les «gargottes » qui représenteraient tout ce qui est mauvais. En 1828, la Compagnie hollandaise ouvre dans Paris divers débits de vente de bouillon. Paul de Kock, un auteur qui n'est pas resté à la postérité, décrit dans un de ses récits un petit bourgeois qui mange dans un de ses débits hollandais où l'on peut lire le journal. En 1832, il y a une épidémie de choléra en France. Un rapport de l'Académie des sciences recommande aux institutions de se fournir auprès de la Compagnie hollandaise. Elle signe des contrats avec les hôpitaux de Paris, des collèges, des bureaux de bienfaisance... À son apogée, la Compagnie aura une quarantaine de dépôts  jusqu'à ce que la société entre en faillite. Elle sera totalement liquidée en 1854. Son modèle sera copié en vain, notamment par la Compagnie parisienne.

Les bouillons Duval et la postérité 

Le 3 juin 1855, Baptiste-Adolphe Duval inaugure le premier bouillon inauguré au 6, rue Montesquieu, dans le quartier du Palais-Royal à Paris, qui porte son nom et sera la matrice de tous ceux que l'on connaît aujourd'hui. Duval vient de Linas, dans la banlieue sud-ouest de Paris, de parents brasseurs. Sa femme Ernestine, fille de marchand de vins, est issue d'un village de l'Aube. Dès 1840, ils achètent une boucherie, rue Coquillères, dans le quartier des Halles surnommé le « ventre de Paris » Il sera son propre fournisseur quand il ouvrira ses bouillons. Dans un article du Journal de Saint-Quentin et de l'Aisne il est écrit à propos de l'inauguration du bouillon Montesquieu: « Dimanche a eu lieu l'ouverture d'un restaurant qui promet d'opérer une véritable révolution dans l'art culinaire parisien. La vaste salle Montesquieu construite en fer il y a quinze ou vingt ans pour faire un bazar, après avoir servi à une foule de choses, dernièrement une salle de bal, a été transformée en un grand restaurant où cinq cent personnes peuvent dîner à l'aise. Tout n'est que chêne et marbre. Sur chaque table a été placé un double robinet pour fournir de l'eau de seltz à discrétion au consommateur. (…) « On entre et on vous donne un carton sur lequel sont indiquées les choses que l'on peut se faire servir, le pot-au-feu, le potage, le boeuf, le gigot, le veau rôti, les légumes, le dessert. Vous marquez ce qui vous convient et les garçons vous servent aussitôt. » Cette année, c'est aussi celle de l'exposition universelle à Paris, du 15 mai au 15 novembre 1855. Nous sommes alors en plein essor de l'industrie. Les bouillons Duval proposent à bas prix des plats simples mais sains. Tous les bouillons qui ont suivi ont imité le modèle Duval, comme Boulant, qui ouvrira quatre bouillons, et les trois frères Ernest, Camille et Frédéric Chartier à la Belle Époque. Une grande variété d'établissements parmi les quatre cent parisiens recensés utilise le mot bouillon. Cela va du bouillon Duval jusqu'à la simple marchande ambulante. Trois types de bouillons peuvent être recensés: les établissements du genre Duval, le commerce de détail, avec du bouillon à emporter, et des bouillons accolés aux marchands de vin. Chez Duval, il y a un gérant ou gérante par établissement, avec des bonnes à tout faire. Ernestine Duval était gérante d'établissements, beaucoup plus que son mari qui s'occupait surtout de la boucherie. La deuxième exposition universelle en 1867 a été un plus grand succès que la précédente. Et Duval en a bénéficié. L'entreprise Duval fait son entrée en bourse. Quand Duval meurt en 1870, douze nouveaux établissements ont été lancés. Ernestine prendra ensuite la direction des bouillons. Le couple a eu un fils unique Alexandre https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Duval_(restaurateur), qui est connu pour sa vie mondaine. Il a une aventure avec Cora Pearl, célèbre courtisane du Second Empire, pour laquelle il a fait une tentative de suicide. Après son décès en 1922, la société sera rachetée par Félix Potin. Dans les années 1920, la mode est désormais au grill-room, l'équivalent des self-service et le terme « bouillon » devient anachronique. Mais l'âme du bouillon n'a jamais totalement disparue puisqu'il fait à nouveau fureur dans les années 2020. Le mémoire de Benoît Collas doit faire l'objet d'une publication. Le jeune homme planche déjà sur un autre sujet de recherche lié au Paris populaire, les cafés. Tout un programme!